Réflexion sur une pandémie : La dépression

Ces travaux ont été élaborés par l’auteur dans le cadre de ses  études en psychologie clinique.

A l’heure ou¹ les diagnostics de «dépression » abondent et que la vente d’antidépresseurs s’accroit de façon alarmante, il devient indispensable de nous interroger sur ce phénomène qui prend des proportions pandémiques.

La dépression n’est pas un privilège de classe, de nantis, réservés aux populations dites évoluées. On déprime à Paris, comme à  Bamako, que l’on soit chirurgien, garagiste, paysan ou pêcheur de perles, homme ou femme, adolescent, adulte ou vieillard.

Reste une différence : la façon de le dire. Un guerrier bantou ne s’exprimera pas comme un new-yorkais après dix ans de psychanalyse, un analphabète comme un poète. Les uns, pour parler de leur dépression, emploieront les mots dont ils ont l’usage habituel, ceux qui font partie de leur patrimoine, de leur culture, de leur mode de vie ou, parfois, tout bêtement de leur idiome.

Pourquoi tant de gens sont-ils déprimés ?

Qu’est-ce qui use tant l’énergie des gens ? La souffrance dépressive a-t-elle son utilité ? Les réponses ne sont pas simples. Nous tenterons d’explorer quelques pistes de réflexion.

Pour expliquer les causes possibles de la dépression, il convient de dépasser l’explication biomédicale. Qu’est-ce qu’une dépression si ce n’est entre autre un déséquilibre sur le plan émotionnel ?

Un fond biologique sous-tend les phénomènes émotionnels.  Que sont les émotions si ce n’est : « des réponses compliquées de réponses chimiques[i] et neuronales qui forment une configuration ». Mais en même temps ces mêmes émotions utilisent le corps comme leur théâtre (milieu interne, système viscéral, vestibulaire et musculo-squelettique), elles affectent le fonctionnement de nombreux circuits cérébraux. Autrement dit, la variété des réponses émotionnelles est responsable des profonds changements dans le paysage corporel comme dans le paysage cérébral.

Les antidépresseurs visent à  réguler le déséquilibre au sein des neurotransmetteurs tels que la sérotonine, la noradrénaline…

Pour beaucoup, il n’y a pas de  cause apparente ou bien la cause peut ne pas répondre à  la logique commune ; ou encore la dépression trouve son origine dans l’intrication de plusieurs facteurs qui appartiennent à  l’histoire du sujet, à  des évènements dont l’importance est subjective ; voire à  l’héritage génétique, puisque certaines dépressions ont un caractère familial.

Les frontières entre neurologie et psychiatrie sont confuses et les causes des états dépressifs sont multiples. Dans certains cas, c’est une atteinte parfaitement organique, la lésion précise d’une zone du cerveau, qui est à  l’origine de l’état dépressif. Cette éventualité explique pourquoi les psychiatres, comme d’autres médecins, sont conduits, devant certains malades à  faire un examen physique de leurs malades, à  demander des examens complémentaires, des électro-encéphalogrammes, des radios, des scanners, des prises de sang.

De même l’influence des facteurs psychologiques et environnementaux (par exemple : stress considérable, conflits persistants, pertes importantes, environnements malsains, douleurs morales, etc.) Sur le dérèglement chimique du cerveau n’est pas aisée à  définir.  De ce fait, étudier les réactions dépressives que du point de vue biochimique limiterait le champ d’observation du phénomène, en ignorant les effets l’action de l’être individuel et sa conséquence sur le plan collectif et inversement.

L’ascension de la dépression met en relief le besoin impératif de développer une vision globale tenant compte de la multitude de facteurs (psychologiques, sociaux, environnementaux, biochimiques et génétiques) qui influencent l’humeur et la capacité d’agir des individus. Qu’elle désigne un mal de vivre ou une vraie maladie, la dépression survient comme un signal indiquant que quelque chose ne va plus, qu’un déséquilibre est présent, que l’organisme est surchargé, que des besoins restent non comblés. L’état dépressif peut donc être très utile pour déclencher une réflexion et comme point de départ à  des ajustements bénéfiques.
Sur le plan psychologique, la dépression a alors comme mission de nous faire conscientiser davantage sur ce que nous sommes vraiment afin de chercher à  transformer en nous et à  l’extérieur de nous les éléments plus déplaisants ou les plus nuisibles. Soulignons qu’il y a des états dépressifs qui sont inévitables et même sains. Pensons à des événements traumatiques, à  certains deuils nécessaires (par exemple, vieillir, l’impossibilité d’avoir des enfants, etc.) Ou encore aux réactions dépressives liées à la perte d’un conjoint, d’un enfant, de sa santé, d’un statut ou d’un travail, etc. La dépression fait partie des trois phases qui suivent le [ii]deuil.

Lorsqu’une personne vit une ou plusieurs pertes simultanément, un état dépressif survient (déclaré ou latent) puisque sa vie se retrouve bouleversée, que ses repères ainsi que ses sources de satisfaction courantes disparaissent pour laisser place à  un grand vide, à  de la mélancolie,  de colère. Le corps a besoin de ce temps pour atténuer l’émotion ou les émotions. Lorsque l’un individu tarde ou ne parvient pas à  ressentir et à  exprimer ses émotions et ses sentiments, surtout celles qui sont négatives (colère, de révolte et de tristesse), l’organisme compense par une dépense d’énergie important, cela peut le conduire à  l’épuisement et la dépression peut alors survenir.

La dépression met en évidence une difficulté à  vivre et à  fonctionner, peu importe qu’elle se manifeste par la fatigue, la tristesse, la confusion, la perte d’intérêts et de motivation, la désespérance, la difficulté à  initier l’action. Pour la personne déprimée rien n’est plus possible : c’est l’expression de l’impuissance. Or, nous vivons à  l’ère ou¹ justement «rien ‘est impossible… Tout est permis » ou¹ « quand on veut, on peut… » et ou¹ « the sky is the limit… ».

Cette société de la performance, prône l’initiative, l’action, le perfectionnisme, la responsabilisation et la réalisation de soi. L’individu idéal n’est plus un être « docile » qui se conforme aux normes, aux règles de conduites morales et religieuses, mais plutôt un être créateur, performant qui a de l’initiative et qui se dépasse constamment. Faute de cadres et d’exemples, l’homme doit continuellement s’inventer. « le déprimé n’est pas à  la hauteur, il est fatigué d’avoir à  devenir lui-même.» (Alain Ehrenberg). Relié au rythme
effréné de la vie actuelle et à  la complexité de s’assumer sans guides, l’individu se retrouve de plus en plus seul et plus isolé que jamais. « la brulure interne[iii], souligne qu’à  la suite d’influences multiples (pensons à  la publicité, à  la mode et à  toutes
autres images véhiculées) notre système de croyances qui détermine nos convictions personnelles et notre manière d’être dans la société nous incite trop souvent à  valoriser
la perfection, l’acharnement, le dépassement des limites et tout ce qui est mieux que bien
».

Le but du rêve américain était de nous faire accéder à  un niveau de vie toujours plus élevé de génération en génération. Ce rêve se réalise grâce à  un travail acharné visant l’excellence qui doit permettre de jouir d’un confort matériel et d’un standing, d’obtenir la considération de la communauté, du prestige et une certaine sécurité. Mais à  quel prix ? La dévalorisation et la perte de l’estime de soi apparaissent dès lors que l’excellence, l’idéal et le parfait ne sont pas au rendez-vous.
Selon Freudenberger, l’homme s’épuise lorsqu’il s’aperçoit que la tâche qu’il s’est fixée est impossible à  accomplir. Une société performante qui brule la chandelle par les deux bouts (non-respect de notre écologie, valorisation de « l’image », compétition, survalorisation du travail, consommation excessive, inégalités sociales, gaspillage des ressources, etc.) Peut-elle engendrer autre chose que des individus irrespectueux envers eux-mêmes, désillusionnés, déprimés et à  la recherche de sens ?

Ce sont souvent, des sujets fragiles et vulnérables qui voudraient se réaliser pleinement, mais n’ont pas, en eux, toutes les ressources suffisantes. Ils n’ont pas les moyens de leurs ambitions ; c’est parce qu’ils perçoivent leurs limites qu’ils sont gênés dans leurs aspirations. Nous connaissons ces personnes souvent réservées, peu assurées, extrêmement consciencieuses, qui se montrent très sensibles aux moindres blessures, aux plus petites remarques. Peu convaincues de leur valeur propre, ne sachant pas  bien qui elles sont vraiment, elles se cachent souvent derrière une sorte de façade qu’elles savent fragile et que ni les autres, ni la vie ne doivent attaquer. L’image que ces personnes ont d’elles-mêmes est mauvaise, souvent elles ont du mal à  expliquer, à  se raconter. Leur capacité à  « penser » clairement leur difficultés, à  les analyser  en prenant un peu de distance est faible. Alors, elles résistent mal aux à -coups de la vie. Parfois, c’est à  al vie tout court qu’elles se font mal. Dans ce cas, le mot de dépression accompagne souvent leur destinée, mais cela n’est alors ni une maladie ponctuelle, ni une réaction passagère, plutôt une manière particulière, un peu triste, d’être au monde.

Et si la dépression servait à  arrêter l’individu pour lui rappeler son humanité et ses limites ? « la dépression nous rappelle fort concrètement qu’être propriétaire de soi ne signifie pas que tout est possible. » (Alain Ehrenberg). Elle nous fait prendre conscience de nos limites.
Il serait sans doute grand temps de rendre à  la réflexion une place de choix et à  la dépression son côté méconnu…

[i] Antonio Damasio : le sentiment même de soi.

[ii] q. Debray et b. Granger psychopathologie de l’adulte

[iii] Freudenberger : l’épuisement professionnel

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