Oser la tristesse

La tristesse comme une errance à la suite d’un cataclysme, dans lequel le sujet orbite sur lui-même entre deux mondes celui de l’indifférence et celui du désespoir. Le spectre chromatique se ternit, les nuances se fondent et se confondent graduellement laissant une étendue monogame noirâtre. Si elle a fait tant couler de larmes à tenir les visages, mais aussi tant d’encre à noircir des volumes de papier, c’est parce que, comme le postulait Cicéron dans les Tusculanes, elle est la passion la plus violente qu’il ait été donné aux hommes de vivre. Elle se polarise autour d’un sentiment de perte, d’échec, de manque. Quel baume lénifiant pourrait répandre une once de béatitude ? C’est parfois naïvement souhaiter ce calme tant espéré, que survient en lieu et place une irritation, une envie, une pitié, une angoisse, une désolation, une lamentation, une jalousie. Ciceron[1], avait bien prévenue qu’elle se distille à travers cette gamme de sentiments, par la typologie qu’il suggère dans son œuvre. 

L’apaiser, revient parfois à affuter ses nombreuses lames comme le sont celles des Samouraï. Elle n’est certes pas tragique, mais comme si elle est dotée d’un germe d’humanité, elle diffracte sa douleur en plusieurs foyers du corps pour demeurer plus supportable. Ainsi, tout cœur brisé prétendra qu’à son gout, l’expérience psychosensorielle de la tristesse a été la plus astringente, la plus nauséabonde, voire la plus funeste de toutes les autres passions. Le sujet triste comme le serait un étranger pour lequel plus aucun repère ne berce son regard.

La tristesse se théâtralise sur la scène du corps. Et pour cause, elle est une émotion donc un processus vital, mais procurant parfois de réels dommages tissulaires, ainsi que l’ IASP[2]  s’en fait l’écho par la voie de ses recherches. Elle est aussi un affect capricieux, qui peut décider de ne plus lâcher prise, opposant ainsi une douloureuse tenace à la puissance d’agir.

La dyade tristesse/douleur est entretenue par deux éléments non des moindres qui paradent ensemble : le corps et l’environnement social dans lequel il baigne. Il existe par conséquent une interaction entre le corps et son environnement.

La tristesse due à une perte[3], comme celle d’un être cher lors un chagrin d’amour, produit un certain nombre de modifications de l’état du corps : la pression artérielle diastolique augmente et une activation du système parasympathique[4]…  L’interprétation de cette perte, peut être vécue comme un rejet, engendrer une acédie, une aboulie voire l’envie de disparaître.  Le sentiment de tristesse émanant des représentations de la perte et/ou de l’échec, augmentent les réponses de conductance cutanée[5]. La douleur pouvant en résulter, est consubstantielle de l’interaction avec l’environnement. Cette nociception incarne l’alerte de la réaction du corps en l’occurrence par des stimuli douloureux. La mesure est supposée être prise pour prévenir toute mise en danger de soi. A défaut de stratégies adaptatives, le métabolisme se montre dysfonctionnel et l’homéostasie[6] est corrompue. Le corps ne parvient plus à prendre les mesures que lui impose la situation[7]. L’affect en vient jusqu’à inhiber ou au contraire activer des besoins primaires tels que la faim ou le désir sexuel. Ainsi, la tristesse enraye l’appétit, c’est-à-dire la sensation qui fait éprouver le besoin de manger, fort différent de la consommation compulsive notamment de chocolat ou autre.

Ainsi que nous l’avons exposé, un stimulus conduit à l’exécution d’un programme émotionnel. En retour, l’émotion activée fera appel à des cartes neurales regroupant un ensemble de signaux émis par l’ensemble de la machinerie située dans l’organisme. Celles-ci sont à la base de l’état mental qui se double de deux émotions : la joie et la tristesse.

Convoquons Spinoza pour définir ces deux affects de base : la joie qui est le passage à une plus grande perfection, c’est-à-dire une partition dont les notes s’inscrivent autour du plaisir. Versus la tristesse qui est le transit vers une moindre perfection et se distille au travers une palette d’états comme la colère, le désespoir, la peur, la culpabilité, tous emprunts de douleurs et/ou de souffrances. 

La joie, connote une coordination physiologique optimale, une homéostasie au rendez-vous.  Les états de joie active le désir d’agir et procure une plus grande aisance dans l’action. Le spectre de la tristesse est synonyme d’état dysfonctionnel, toute proportion gardée. L’action se fait plus ralentie et l’aisance moins performante. Une souffrance et/ou une douleur retentissent et témoignent d’un désordre physiologique, d’un équilibre rompu et des fonctions vitales peu optimums. Telle est la voie conduisant à la maladie ou à la mort, si l’homéostasie n’est pas rétablie.

Puisque, la tristesse constitue une transition vers une perfection moindre, cela sous-entend une liberté d’action vagie et abrasée.  Un sujet en proie à la tristesse porte atteinte à son conatus, c’est-à-dire une incapacité à se sauvegarder lui-même. Cela peut se rapporter à l’état dépressif, au cours duquel la vie dans son ensemble devient insipide, la volonté se dérobe vis-à-vis de ses propres impératifs de sauvegarde. Le système endocrinien et immunologique contribuent tous deux à cet état de glissement. Un agent pathogène, comme un virus ou une bactérie y trouveront toutes les conditions de l’hospitalité nécessaires pour y séjourner confortablement dans cet organisme déjà affaibli.  Cet état de tristesse, pouvant se prolonger jusqu’au suicide du sujet.

Faut-il pour autant considérer la tristesse comme non-grata et la neutraliser par tous les moyens à disposition ? La réponse est négative. Toutes les émotions nous sont nécessaires y compris les plus impétrantes et les plus martyrisantes. La peur, a sauvé plus d’une vie à ceux qui ont su en user par le bon usage de leur système cognitif. Elle est une véritable police d’assurance.

La colère, est une émotion sociale qui comme le rapporte Cicéron : ‘’Elle aiguise le courage. Elle fait qu’on attaque un ennemi, un mauvais citoyen, avec une ardeur qu’on n’aurait point sans elle’’. Elle est par conséquent une arme défensive. Faut-il encore en user sans abuser, même si aujourd’hui la culture occidentale tend à vouloir la décapiter. Dirons-nous qu’elle est une émotion en déclin.

Enfin, la tristesse, en dépit de la stigmatisation qui lui est réservée, à peine son ombre se délinéant sur le sol. Elle est certes l’arme du pleurnicheur pour drainer une compassion, et/ou un soutien, mais elle est aussi une mesure adaptative dans l’épreuve de la perte de l’être cher. Il est entendu qu’elle se doit d’être circonscrite, car au-delà d’un certain périmètre elle nuit et le peut jusqu’au trépas.  

Nos émotions et nos sentiments, la tristesse comprise, sont des témoins de vie et leurs retentissements racontent l’histoire d’un corps en mouvement qui aspire au plaisir mais qui aussi fait part de ses déconvenues.

Ne laissons pas les derniers mots/maux à la tristesse et terminons sur une note joyeuse pour que le principe d’équilibre reprenne son cours.  


[1] Tusculanes Livre IV

[2] The International Association for the Study of Pain

[3] Eisenberger NI, Lieberman MD Trends Cogn Sci. 2004

[4] Shirai M., Suzuki N. (2013). The classification and structures of situations eliciting sadness. 

[5] Monchi R., Suzuki N. (2000). Physiological responses to feeling of relief as induced by imagery situations of “relief from tension” and “calmness and relaxation”

[6] Processus physiologique, permettant de maintenir certaines constantes du milieu intérieur de l’organisme, garantissant l’équilibre et donc la sauvegarde

[7] Thornhill R, Thornhill NW. The evolution of psychological pain.

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