Une entrée en collision de deux phénomènes de tendances dont la santé mentale des enfants est la première victime. Comment y remédier ?
Au cours des trois dernières décennies, la disponibilité des parents auprès de leurs enfants a progressivement diminué. Cette évolution résulte en grande partie de pressions économiques incitant les deux parents à travailler à l’extérieur du foyer, ainsi que de changements sociaux valorisant la carrière professionnelle. Pour remédier à ces contraintes, les politiques publiques ont souvent encouragé le recours à des structures de garde et d’éducation non parentales. Fait principalement référence à des dispositifs législatifs et institutionnels, dans un certain nombre de pays de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques), visant à aider les familles à concilier vie professionnelle et éducation des enfants. Bien que ces dispositifs varient sensiblement d’un pays à l’autre en fonction de leur histoire, de leur culture et de leurs priorités socio-économiques.
La première motivation des politiques de garde et d’éducation non parentales dans les pays de l’OCDE est de permettre aux parents, en particulier aux mères, de réintégrer le marché du travail plus facilement après la naissance d’un enfant. Ce, afin de permettre de réduire les inégalités de genre, en encourageant la participation des femmes à la vie professionnelle et en favorisant, dans certains cas, un partage plus équitable des responsabilités parentales mais également de promouvoir le développement socio-cognitif précoce au moyen d’un accès à des structures de garde de qualité, souvent perçu comme un levier pour optimiser l’acquisition du langage, la socialisation entre pairs et l’éveil culturel.
Cependant, cette évolution a révélé des conséquences inattendues sur le plan social et psychologique. En effet, un nombre croissant d’enfants, notamment dans les sociétés développées, semblent développer une préférence marquée pour les relations virtuelles au détriment des contacts en face à face. Le phénomène soulève alors la question de l’équilibre entre le besoin de socialisation de l’enfant et l’environnement éducatif dans lequel il évolue.
On observe alors des effets sur les relations sociales, notamment en matière de :
- Pratiques éducatives et amitiés numériques
De récentes enquêtes menées auprès de jeunes âgés de 10 à 25 ans révèlent qu’ils privilégient fréquemment les interactions virtuelles. Cette préférence est particulièrement marquée chez les enfants ou adolescents timides, pour qui les médias sociaux constituent un refuge. Dans ces espaces numériques, ils trouvent un mode d’expression et de communication moins contraignant que celui des relations directes, ce qui peut renforcer leur sentiment de sécurité affective.
- Lien avec la timidité
Les données montrent qu’une fréquentation précoce de la garderie ou de la maternelle (avant l’âge de 4 ans) est associée à une prédisposition accrue à la timidité. L’enfant, potentiellement moins soutenu par un cadre familial chaleureux et protecteur, pourrait développer des stratégies d’adaptation axées sur la réserve et la prudence dans ses échanges sociaux. Cette tendance à la retenue se traduit parfois par une dépendance plus forte aux relations virtuelles, qui offrent un contrôle plus grand sur l’interaction et l’image de soi.
Les données recueillies auprès de 100 jeunes indiquent clairement une corrélation entre l’éducation précoce en structure non parentale et l’attrait pour les relations virtuelles. Parmi eux, 70 % des enfants ayant fréquenté une garderie avant 4 ans se disent timides, alors qu’ils ne sont que 33 % dans le groupe témoin. De plus, 82 % de ces enfants éprouvent des difficultés à établir des relations sociales directes, contre 55 % pour ceux qui ne sont pas allés en structure de garde dès le plus jeune âge.
Par ailleurs, le rôle de la culture numérique ne peut être négligé. Les smartphones et autres médias numériques deviennent des substituts pratiques aux échanges en face à face. Toutefois, on peut se demander si la véritable cause réside uniquement dans l’essor technologique ou s’il ne faudrait pas examiner de plus près l’absence d’un cadre familial suffisamment sécurisant dans les premières années de la vie.
Conséquences sociétales
À long terme, une forte dépendance aux relations virtuelles peut engendrer des difficultés dans la gestion des émotions, la résolution de conflits et l’établissement de liens profonds. L’enfant, puis l’adulte, risque de développer un sentiment d’isolement pouvant se traduire par diverses formes de détresse psychologique ou de comportements antisociaux. Dans certaines situations, ce mal-être peut déboucher sur des violences, verbales ou physiques, liées à la difficulté à intégrer les normes sociales d’empathie et de respect mutuel.
Lorsqu’un enfant, puis plus tard un adolescent, s’appuie de manière trop prépondérante sur les relations virtuelles pour construire son identité sociale, plusieurs effets de long terme peuvent se manifester sur le plan affectif et comportemental.
Sur le registre psychologique, la présence et l’attention réelles, que l’on pourrait qualifier de «?présence incarnée?», jouent un rôle crucial dans le développement émotionnel. Les échanges en présentiel permettent notamment d’apprendre à interpréter et à réguler ses propres émotions, à ajuster ses réactions face à autrui et à gérer des conflits de manière constructive. Or lorsque ceux s’amoindrissent ou plutôt lorsqu’ils se fondent sur des interactions purement virtuelles, toute une gamme de difficultés surgissent, qu’on ne connaissait pas avant l’avènement des réseaux sociaux, notamment :
1. Difficultés dans la gestion des émotions
Lorsque les relations sont majoritairement virtuelles (réseaux sociaux, messageries instantanées, jeux en ligne, etc.), l’enfant ou l’adolescent est moins exposé aux signaux non verbaux (expressions faciales, gestes, contact visuel). Or, ces indices subtils participent à l’apprentissage de la reconnaissance et de l’expression adéquate des émotions. Dés lors qu’ils font défauts, par le fait de fonder principalement les échanges par texte ou via des images filtrées, l’enfant risque d’éprouver des difficultés à cerner les sentiments de ses interlocuteurs dans le monde réel. En conséquence de quoi, il va expérimenter des difficultés dans l’autorégulation à savoir : sans retour immédiat sur ses réactions émotionnelles (par exemple, voir la tristesse ou la gêne sur le visage de l’autre), il peut peiner à modérer ses propos ou à ajuster son comportement en fonction du contexte.
2. Obstacles à la résolution de conflits
Les conflits constituent un aspect banal de l’interaction sociale?: ils permettent de tester les limites de chacun, d’apprendre à négocier et de chercher des compromis. Dans les relations virtuelles, le sentiment d’anonymat ou de distanciation peut conduire à l’évitement des désaccords ou, au contraire, à des escalades verbales plus violentes qu’en face à face.
En ligne, il suffit d’un clic de souris, pour bloquer une personne ou abdiquer face à une discussion, réactions sommes toutes contraires à l’acquisition d’aptitudes cruciales telles que la gestion constructive des désaccords ou la recherche de solutions mutuellement satisfaisantes.
L’absence de répercussions immédiates (ou la sensation qu’il n’y en a pas) peut encourager les propos agressifs, voire la cyberintimidation en d’autres termes cela encourage l’impulsivité. À long terme, cela n’outille pas l’individu pour réguler ses émotions et respecter les règles implicites de la vie collective.
3. Difficulté à établir des liens profonds
Le tissage de liens interpersonnels solides implique un partage authentique de sentiments, d’expériences et de projets communs. Or, la communication numérique tend à privilégier la rapidité et la concision, au détriment d’une exploration profonde des émotions et des nuances relationnelles.
L’enfant qui ne vit pas suffisamment d’expériences relationnelles incarnées (jeux de groupe, discussions autour d’un repas, sorties amicales, etc.) peut éprouver plus de difficultés à décoder la complexité des relations dans la «?vraie vie?».
De plus, lorsque les échanges se cantonnent à des messages et réactions numériques (likes, commentaires, partages), il peut se développer un sentiment d’isolement dissimulé derrière l’illusion de la popularité ou du soutien virtuel et ainsi réduire le sentiment d’appartenance, si crucial dans les relations interpersonnelles.
4. Risque de sentiment d’isolement et de détresse psychologique
Si l’enfant grandit en privilégiant exclusivement ces relations virtuelles, il peut, une fois adulte, se retrouver en difficulté lorsqu’il s’agit d’engager une conversation en face à face, de demander de l’aide, ou de participer à des situations sociales nouvelles.
Cette difficulté à interagir sans médiation numérique peut générer une anxiété sociale, un malaise grandissant lors de rencontres ou d’événements collectifs.
Cette insécurité sociale, peut aller jusqu’à générer un sentiment d’exclusion ou de rejet, l’individu peut connaitre alors une baisse de l’estime de lui-même, par la remise en cause de sa valeur personnelle, aggravant la détresse psychologique et favorisant des états dépressifs.
5. Comportements antisociaux et violences potentielles
Lorsque la détresse psychologique liée à l’isolement virtuel n’est pas prise en charge, elle peut se transformer en colère ou en agressivité. Cette tension peut se traduire par des comportements inadaptés ou antisociaux.
Ce déficit de contacts humains réels limite l’apprentissage de l’empathie, car celle-ci se nourrit notamment de l’observation directe des états émotionnels et des représentations de l’altérité.
Or, l’individu, en proie à un profond mal-être, peut exprimer sa frustration par de la violence verbale (harcèlement, intimidation, insultes) ou même physique, faute d’avoir intégré les mécanismes de régulation émotionnelle et de résolution pacifique des conflits. En cas de détresse, il peut parvenir à un passage à l’acte.
Quels leviers préventifs pourraient être activés ?
Afin de prévenir ces difficultés, il est essentiel d’adopter une approche éducative équilibrée, valorisant les atouts de la technologie sans pour autant négliger la nécessité d’établir et de maintenir des relations humaines directes.
- Encourager des activités sociales réelles : participation à des sports collectifs, clubs artistiques, échanges culturels… autant de contextes où l’enfant peut apprendre à gérer ses émotions, son stress et ses interactions avec autrui.
- Accompagner l’usage du numérique : apprendre aux enfants et aux adolescents à faire un usage réfléchi et modéré des écrans, en soulignant l’importance du respect en ligne et de la prise de recul face aux contenus numériques.
- Renforcer l’accompagnement parental : les parents ou tuteurs jouent un rôle majeur dans la régulation du temps d’écran et dans l’établissement de conversations franches sur les difficultés rencontrées par l’enfant, qu’elles soient réelles ou virtuelles.
Recommandations
Au regard de ces observations, il apparaît essentiel de repenser les politiques éducatives et familiales afin d’accorder une attention accrue aux besoins affectifs et psychologiques des enfants. Plusieurs pistes d’action peuvent être envisagées :
- Encourager un environnement familial plus présent et protecteur
Faciliter un équilibre entre vie professionnelle et vie familiale permettrait aux parents de passer davantage de temps qualitatif avec leur enfant, contribuant ainsi à la sécurité affective de ce dernier. - Promouvoir des structures éducatives adaptées
Les approches pédagogiques pourraient mieux prendre en compte la dimension émotionnelle et sociale du développement. Des programmes centrés sur le jeu collaboratif, l’empathie et la communication directe favoriseraient une socialisation plus harmonieuse. - Accompagner l’usage des technologies
Plutôt que de diaboliser les médias numériques, on pourrait enseigner aux enfants à les utiliser de façon réfléchie et complémentaire à la vie sociale réelle. Des ateliers d’éducation aux médias, associant parents et enseignants, renforceraient les compétences relationnelles et préviendraient l’isolement numérique.
En définitive, l’idée n’est pas de nier l’importance de l’éducation précoce ni les bénéfices potentiels offerts par le numérique, mais de mettre l’accent sur la nécessité d’un équilibre. L’objectif étant de fournir aux enfants les ressources dont ils ont besoin pour se développer harmonieusement sur le plan intellectuel, émotionnel et social, dans un monde où le virtuel ne doit pas supplanter la richesse des rencontres et des échanges humains.