Qu’est-ce que reprendre possession de soi-même ? Sénèque, en bon stoïcien nous suggère une réponse prête à l’emploi dans sa lettre à Lucilius, concernant ˜’l’emploi du temps’’. Prendre possession de soi-même, c’est nous dit-il, commencer par se rendre possesseur du temps, ce qui revient à dire, que pour se faire encore faut-il maitriser la chaine des actions qui composent notre temps. L’idée peut relever du registre de l’utopie, lorsque rendu à l’époque actuelle, tout un chacun concourt quotidiennement contre la montre, contre ces durées qui visiblement nous filent entre les doigts et dont nous semblons n’en n’avoir jamais suffisamment. Possibilité nous est donnée dans certaines situations, de nous en procurer, en échange de quelques euros pour nos besoins. Mais si nous en sommes rendus à ce point, c’est bien parce que notre vie d’aujourd’hui s’articule d’abord et avant tout autour du travail, de la famille et des loisirs, que nous cherchons systématiquement à nous occuper de choses et d’autres futiles soient elles, comme si nous sommes obsédés par le temps mort, l’ennui, le vide. Or que reste-il pour le développement de soi ?
Certains moments nous sont arrachés, tandis que ceux qui ne nécessitent pas de longs instants, nous en prennent plus que prévus. Enfin, fort paradoxalement, alors que nous courons après le temps, il en existe que nous ne n’utilisons pas, c’est celui qui selon Sénèque est gaspillé. C’est donc ce temps qui n’est pas mis à profit, non utilisé à dessein de construction de soi. Le philosophe y voit une perte une forme de négligence de soi. Il considérait d’ailleurs que chaque jour passé est comme une mort. Celle-ci, comme il le signifie, n’est pas un devenir mais un passé que l’on voit défilé journellement sous ses yeux, lorsque ceux-ci s’orientent en direction de la veille. En effet, le sage, est celui-ci qui perçoit le temps au cours duquel, il ne s’est pas accompli. Sénèque encourage chacun à se rendre maître de son temps, autrement dit à orienter son attention sur « l’ici et maintenant ». Or, il n’y a d’ici et maintenant qu’au travers l’instant présent. Ainsi, il aborde en filigrane la notion de conscience de soi, sujet largement épluché par les philosophes et plus actuellement par les neurosciences, selon lesquelles, la conscience recouvre plusieurs niveaux de réalité, dont le plus simple étant le sentiment élémentaire de soi ici et maintenant : « je suis content », « j’ai du plaisir», « je suis transporté par cette œuvre d’art », tout ceci témoigne de mon ressenti, de mon existence dans l’instant présent et c’est ce qui définit la conscience.
Celle-ci est en effet fondée à partir d’expériences multiples du passé et demeure en devenir par rapport aux futures expériences. Cette conscience fonde le sentiment de soi.
Retour à Sénèque, en investissant l’instant présent, notre conscience se développe, il en résulte un renforcement de notre puissance d’agir comme l’aurait dit Spinoza. Le temps est un bien souverain que notre nature nous a livré et dont on peut être dépossédé de sa propriété par quiconque dont nous-mêmes, si nous n’en prenons pas soin.
Et pour cause, la vie n’est pas brève par essence, mais c’est nous qui l’écourtons par des croyances erronées sur le temps. Certains diront que le temps passe vite et nous n’avons guère de temps pour d’autres choses. Nous savons aujourd’hui plus qu’hier, grâce aux avancées de la physique que le temps ne change pas et n’est doté d’aucune vitesse. Il s’agit bien d’un abus de langage à partir duquel, nous confondons le temps avec les phénomènes qui s’y déroulent. Pour paraphraser Sénèque :’’ tandis qu’on l’ajourne, la vie passe’’.
Dans cet usage, la vie est synonyme de notre propre construction dans le temps. Nous avons l’impression que le temps passe, car nous remettons au lendemain ce que nous avons à faire ou ce qu’il nous reste à faire. Nos réalités subissent des changements grâce à nos représentations.
Nous pouvons franchir différentes étapes dans notre existence et accomplir différentes choses selon une cadence personnelle et modifier ainsi nos représentations. C’est bien cette conscience des choses, qui nous dirige et nous fait tendre vers la possession de soi-même, grâce à la maitrise de son temps. Et maitriser son temps, n’est-il pas être souverain de sa propre vie ?