La fausseté disait Spinoza dans son Ethique, résulte de l’absence de connaissance. Il poursuit aussi simplement en disant que l’idée fausse ne s’annule qu’en lui substituant une idée vraie. Autrement dit mises côte à côte, l’idée fausse disparait comme l’obscurité à l’apparition de la lumière. Toutefois, lorsque l’émotion s’y mêle, cette affirmation s’édulcore et peut perdre ou accroitre sa puissance. Voyons ce qu’il se passe du côté du désir.
La généalogie du vocable désir, nous renvoie à son ancêtre latin desiderare, signifiant « regretter l’absence de, ou encore souhaiter. La genèse de ce terme raconte que le désir connotait à l’époque, l’absence d’un astre favorable à la destinée. Alors il semble que le propre du désir induit l’envie de se faire désirer ! Il renvoie tant à l’idée de manque qu’à celle d’un mouvement dynamique qui animerait un projet ou une ambition. Spinoza a apporté sur ce point et sur bien d’autres encore, un éclairage audacieux. Nous y reviendrons un peu plus bas.
Jeannette déclarait au cours d’un travail sur elle-même :’’Je n’ai désiré faire des études que pour faire plaisir à mes parents, alors qu’elles m’ennuyaient profondément’’.
Robert, quant à lui :‘’Lorsque je suis soumis à la séduction d’une personne, je peux m’y attacher quitte à me rendre profondément malheureux’’.
Contrairement à Socrate qui défendait l’idée selon laquelle, le désir exprime le manque de choses bonnes et belles, Spinoza, dont le ‘détournement’ de sens a été la spécialité, faisait observer que le désir né de la connaissance du bien et du mal, c’est-à-dire de la connaissance de ce qui nous est utile et de ce qui nous est nuisible. C’est à partir de cette connaissance de soi, dont le corps est pleinement conscient, qu’un affect suscite en nous l’envie de nous procurer où de nous éloigner de la chose. Ce désir qui, tant qu’il n’a pas été comblé, peut nous tourmenter, où nous animer. Comme le désir est l’essence de l’homme*, plus le désir est fort plus l’affect l’est d’autant. Spinoza qui par sa définition, fait revêtir le désir d’une dualité, au point qu’au-delà de toute prisme binaire, il peut en effet être vu comme un manque , ou comme une volition et dans la mesure où il est une émotion, il incarne une forme pulsionnelle qui pour le philosophe d’Amsterdam vise à susciter en lui l’élan de persévérer dans son être.
Toutefois, l’émotion ne dépend pas de l’individu seul, mais également de causes extérieures. Les désirs qui naissent de la raison seront moins intenses que ceux qui émanent de l’opinion. On observe par empirisme que la force du désir aussi destructeur soit-elle, peut détrôner celle de la raison. Exemple : Ce n’est pas parce que l’abus d’alcool est dangereux pour la santé que cela empêche certains de boire immodérément. Le témoignage de Robert, témoigne également de cette puissance du désir et pour cause tout en se sachant malheureux avec une personne, il continue à l’aimer.
Spinoza souligne d’une part l’importance de connaitre et de comprendre ce qui est utile pour soi et ce qui est nuisible. D’autre part, il alerte sur la puissance des affects à triompher sur la raison. Ça n’est donc pas par décret qu’une émotion peut être changée, mais il convient de lui substituer une émotion plus puissante, car la raison seule, s’avère souvent inefficace.
Rappelons que notre impuissance vient du fait de nous contenter d’être à l’écoute de nos opinions sans avoir pris le temps de les analyser.
Spinoza s’interroge sur ce que désire notre raison ? Rien, dira-t-il, de ce qui s’oppose à sa nature ! En d’autres termes, la raison est conforme à ses lois. Afin de percevoir davantage ce qui est dit ici, rappelons que l’individu est un produit de la Nature, un mode comme l’intitule Spinoza. Sa nature est incluse dans un ensemble beaucoup plus vaste et plus englobant que lui et veut d’abord qu’il s’aime lui-même, c’est-à-dire qu’il se connaisse et se préserve dans son être, c’est à dire qu’il sache prendre soin de lui pour pouvoir atteindre le bonheur. Il lui revient de s’atteler sa vie durant à répondre du mieux qu’il peut et du plus possible à ce qui lui est le plus utile pour une plus grande perfection. La perfection dont il est ici question, n’est pas tant de devenir parfait mais de s’améliorer pour vivre plus heureux. La vertu pour Spinoza consiste à savoir agir selon les lois de sa propre nature pour se préserver dans son être. En d’autres termes :’’connais-toi toi-même’’. Il en ressort trois éléments concernant la vertu :
1/ elle incarne la passerelle d’accès au bonheur
2/ l’individu fera de la préservation de son être, la chose la plus importante qui soit dans sa vie pour atteindre la vertu. Cela vaudra tant pour l’histoire individuelle de chacun, que pour l’histoire collective.
3/ la voie contraire à la vertu consiste à se laisser vaincre par des causes extérieures ce qui pour Spinoza dénote d’une impuissance favorisant un passage à l’acte.
Certains diront, qu’il suffirait de se soustraire aux influences extérieures pour se préserver d’une impuissance, or il n’en n’est rien ! L’individu est une complexion c’est-à-dire un être vivant, tant de ce dont il est constitué à l’intérieur de lui que de l’environnement dans lequel il est. Pour vivre, il a besoin de son appareil respiratoire que de l’oxygène qui l’environne. La vie se fait à deux : l’oxygène associée à l’hydrogène, le mâle avec la femelle, le corps plongé dans un environnement extérieur. Dans la mesure où nous entretenons conformément aux lois de notre nature propre et de celle dans laquelle nous sommes en immersion, un lien vital, s’y soustraire reviendrait à entraver notre organisation du développement à de multiples niveaux et au prix de nombreuses restrictions des libertés. L’individu sans empreintes ancrée par le milieu environnemental ne peut s’inscrire dans ce milieu et ne peut devenir.
C’est pourquoi par cette démonstration, celle de l’utilité d’agir selon les désirs de sa propre nature, Spinoza s’érige en opposant au monde religieux qui associe l’obéissance aux désirs à l’immoralité. Pour Spinoza, le désir étant l’essence de l’homme, le poursuivre c’est emprunter le chemin de la vertu, qui constitue le parcours incontournable conduisant au bonheur. Notre puissance d’agir se développe à mesure que l’individu tente de répondre aux désirs conformes aux lois de sa raison, c’est-à-dire selon sa propre nature qu’il aura appris à connaitre avec le temps. Contrairement à ce qu’on aurait pu entendre, Spinoza est loin de postuler pour des principes nourrissant la pulsion de mort, ou encore une humanité qui soit de nature intemporelle, mais bien au contraire, son Éthique repose sur ce qu’une humanité peut faire d’elle-même, en l’occurrence l’inscription de l’être dans un devenir joyeux et pérenne.
Se pose la question dont on effleurera pour l’heure la réponse, est-ce la volonté qui commande le corps, ou est ce le corps qui la détermine ? Spinoza prend position pour une conception de la liberté arc-boutée à celle de la volonté. Pour lui, le libre arbitre est une idée fausse, ainsi le postule-t-il dans Ethique III Prop 2. Selon lui, pourquoi les hommes se croient-ils libres, parce qu’ils sont conscients de leurs actions, mais ignorent les causes profondes qui les ont déterminés. En d’autres termes, les hommes savent ce qu’ils font mais ignorent les causes profondes qui les y conduites. L’expérience montre également que ce que croient les individus être des décrets de l’esprit, c’est-à-dire des actes relevant de la volonté pure, ne sont rien d’autres que des désirs, des appétits qui émanent de leur corps. Le désir, n’est autre que la puissance du corps qui tonne.
Les déterminants du corps sont conformes à une nécessité c’est-à-dire aux lois de la nature. Pour Spinoza, l’appétit, la détermination du corps autant que les décrets de l’esprit sont une seule et même chose, à ceci que les décrets sont considérés sous l’attribut de la pensée alors que les déterminants sont vus sous l’angle de l’étendue. L’illusoire liberté à laquelle l’individu se plait à croire, engendre la servitude humaine à l’égard du réel. Pourquoi ? Car, c’est en ignorant l’ordre réel de la nature et de ses lois qu’il se condamne à le subir. Il tente de se soustraire en imaginant d’autres voies, en réalité, il tangue entre espoir et crainte, que sont les germes de la superstition. Il dira :’’ Nous sommes disposés de nature à croire facilement ce que nous espérons, difficilement ce dont nous avons peur, et à en faire respectivement trop ou trop peu de cas. De là sont nées les superstitions par lesquelles les hommes sont partout dominés’’.
Pour Spinoza, n’est libre que celui qui agit selon la nécessité de sa nature et c’est donc sans subir de contrainte. Accomplir sa nature, affirmer son désir c’est réellement être libre. Accepter la nécessité, réaliser son désir selon sa nature ne revient pas à se soumettre par obscurentisme au destin de la condition humaine, c’est au contraire se connaître pour pouvoir accroître sa propre puissance d’agir. C’est donc rencontrer le réel et agir en osmose avec la Nature englobante d’un tout, dont nous faisons partis. L’intérêt de prendre conscience des lois qui nous déterminent et les comprendre est de pouvoir s’affranchir.
Les Sciences ont apporté et continueront d’apporter largement leurs contributions à cette aventure humaine nous l’observons avec la biologie, les neurosciences, la physiologie… mais également la philosophie par la voie de la raison et la psychologie par l’analyse du comportement.
Enfin, ‘’nous ne désirons pas une chose parce que nous jugeons qu’elle est bonne, nous jugeons qu’elle est bonne parce que nous la désirons’’.Ethique IV
- Ethique III