En finir avec le ressentiment. Psychologie et neurobiologie du ressentiment
C’est au grès des épreuves avec ou sans le concours de l’autre, avec plus ou moins de déterminisme, que l’existence va configurer les choses en les positionnant sur notre voie, de sorte qu’à un instant donné, nous nous prêterons malgré nous, au jeu de l’expérimentation de l’impuissance. Quelle est cette impuissance ?
Celle, où la réalité nous confronte à nos carences. Celle, où durant l’instant d’un éclair de lucidité, nous observons de façon stupéfaite et hébétée, que nous sommes dépourvus du sésame. Celui supposé déclencher l’ouverture des portes de façon presque magique et qui s’avère impropre. Amers et figés sur le pas de la porte, par cette expérience qui nous semble ne plus pouvoir se poursuivre. Le retour en arrière est inenvisageable, pas plus qu’une avancée.
Retourner vers le serrurier, vis-à-vis duquel nous avions misé toute notre confiance et notre fidélité, n’apportera rien qui puisse répondre à nos attentes. Pis, nous découvrons en dernier recours, qu’il ne possédait qu’un unique savoir-faire, lui permettant de ne confectionner qu’un seul prototype. Mais lui, comme nous d’ailleurs, le pensions, passe-partout. Comment, accéder aux territoires, supposés nous procurer richesse et bonheur ? N’est-ce pas ainsi que la croyance populaire, entend la bonne vie ?
La culture transmet un regard causal et linéaire sur l’existence et sur les savoirs en général, c’est-à-dire une explication simpliste et fragmentée pour nous paraitre plus abordable. C’est aussi le cas notamment pour de nombreuses croyances : ‘’si tu travailles bien à l’école, tu auras un bon métier, tu gagneras bien ta vie et tu seras heureux’’. Un lien sommaire est établi entre la chose est sa présumée conséquence. Sa représentation est causale et linéaire mais surtout puérile. Or, il s’avère que pour faire de l’argent, de bonnes études sont loin d’être indispensables. Toute une littérature qui s’inscrit dans le courant de la pensée positive en témoigne. De même que détenir une profession ne procure pas la garantie pérenne d’un emploi. Si ça semblait l’être durant le temps où les évolutions technologiques se faisaient plus lentes, on a tout de même vu disparaitre un certain nombre de profession et en apparaitre de nouvelles. Aujourd’hui, l’évolution technologique s’accélérant, les métiers qui naissent, disparaitront plus vite et en nombre tandis que d’autres écloront. Ceux qui sauront se recycler pourront plus aisément perdurer sur le marché de l’emploi par rapport à ceux qui traineront à le faire, c’est-à-dire s’adapter à ses révolutions qui attendent l’humanité. Or, qui pense adaptation, est porté à une flexibilité, à un renoncement, à une acceptation, à un aménagement, autant de mouvements en phase en même temps qu’en opposition, se positionnant aux antipodes de la linéarité. Il s’avère qu’une cause peut produire de nombreux effets et un effet peut être déterminé par une multitude de causes.
Si autrefois, se sécuriser consistait à faire carrière dans la même profession voire dans la même entreprise, ce jusqu’à la retraite, aujourd’hui le paradigme est totalement chamboulé. Se sécuriser, revient en permanence à s’adapter en se recyclant par exemple et rares sont les métiers que l’on pourra conserver toute sa vie.
Combien de parents voulant faire l’économie de l’incertitude ont transmis à leur progéniture des recettes toutes prêtes, fondées sur du mimétisme qui se sont montrées inadaptées à la personnalité de l’enfant. La sagesse aurait consisté à sonder les besoins de l’enfant, les faire entrer en collision avec la réalité présente et corriger au besoin pour les faire coïncider.
Toute ère comporte des courants. Cela invite le sujet à les comprendre pour mieux s’orienter vers le port de son choix, ceux qui entre en correspondance avec sa propre subjectivité.
La remise en cause de soi dans un environnement donné et de l’environnement lui-même, sont autant de mouvements qui comportent de loin les effets les moins apaisants mais qui indubitablement nous conduisent vers un meilleur soin de soi, vers un développement de soi optimum.
C’est avec aigreur que certains s’aperçoivent avoir été privés de modes d’emploi de l’existence. Ceux qui stimulent la connaissance de soi, ceux qui en appellent à une extraction de sa zone de confort, ceux qui incitent au dépassement de de peurs, ceux qui poussent à la découverte de l’inconnu pour répondre de façon appropriée à ses propres besoins, ceux qui stimulent le courage par l’exemple. Ils se sentent alors démunis et impuissants, ayant l’impression de ne rien comprendre, de ne rien savoir, ressassant inlassablement l’ineptie et l’impéritie de leurs parents-éducateurs, les traduisant en justice face au tribunal de leur conscience : ‘’pourquoi, ne m’ont-ils pas mieux préparé à la vie ?’’ ‘’pourquoi ne m’encourageaient-ils à répondre selon mes gouts ? ’’…’’Ils ont été nuls, incapables, peureux, ne sachant qu’imiter les autres, enfermés dans le conformisme par peur d’être jugés…’’.
Ces mêmes parents projettent inlassablement à travers leurs enfants, leurs blessures et tentent de les réparer. Les dégâts sont non seulement multiples mais se prolongent dans le temps, parfois, toute la vie durant, jusqu’à tant qu’un acte de reconstruction et de résilience n’a pas été opéré.
Un sentiment de révolte s’installe chez cet adulte exprimant un préjudice subi, une injustice. Il éprouve un profond ressentiment suscitant des émotions de tristesse mais surtout de colère, de haine, de jalousie, dont le ressassement, un des mots clés dans le lexique du ressentiment, qui le consume comme un poison. Le ressassement est une réaction émotionnelle.
Au départ, le ressentiment détient dans son viseur, une cible précise, le parent par exemple, qui progressivement se perd et se fond dans un ensemble global, frappant davantage d’individus voire de groupes. Plus ce ressentiment envahit l’espace psychique, plus l’activité, la créativité et l’expression s’abâtardissent. Le besoin de réparation se fait de plus en plus insatiable.
‘L’impossible’ réparation ne doit pas nous conduire vers l’inertie qui est accoutumée de cette récurrence, mais vers un dépassement par la réinvention, la création et la sublimation. Sans quoi, elle est un embâcle à une jouissance étincelante et finit par installer cette jouissance dans l’obscur du chaos. Il n’y a rien de nouveau sous le soleil, postulait L’Ecclésiaste ! Dans ce cas, qu’est ce qui empêche d’aller voir ce qui s’y trame au-dessus ? C’est bien cette trajectoire, que nous invite à emprunter, cette once de créativité, qui en même temps nous délivre d’un certain victimisme qui confine dans une compassion mutilante.
Cette même trajectoire, consiste en une traversée des ténèbres en solitaire. Si l’obscur teinte cet espace, l’âpreté qui imbibe toute nourriture, elle constitue la voie de l’apprentissage et celle de l’individuation. Elle n’est pas sans produire quelques angoisses, des remises en cause, des doutes, des sidérations.
Difficile de résister aux passions tristes, serviles, confinant jalousie, envie, mépris de l’autre et finalement mépris de soi, sentiment d’injustice et esprit de vengeance.
Elle nous fait aussi nous figurer qu’embarquer sa vie durant, dans d’éternelles répétitions, est une stagnation, voire une mort, celle de l’esprit. La peur de porter son regard ailleurs, fige.
Cerveau émotionnel du ressentiment
Le ressentiment est d’ordre social. Il concerne, le sujet en rapport avec une altérité individuelle ou collective. Il est particulièrement intrigant en raison de sa qualité larvée, de son lien avec des actes agressifs et violents, ainsi qu’avec des traumatismes.
Le vocable de ressentiment renvoie à l’idée d’une réminiscence d’un préjudice subit, d’une injure. Il est la trace d’une blessure ouverte, donc d’une souffrance. Son état latent l’invite à patienter jusqu’à trouver l’instant propice à son expression. En attendant, il est aussi une reviviscence émotionnelle.
C’est ainsi que le ressentiment possède son champ d’expression propre selon les sexes mais également selon les cultures. Il est très significatif que la sorcière n’ait de semblable masculin, puisqu’elle est appelée à médire faute d’avoir la puissance physique nécessaire pour combattre l’autre en particulier le genre masculin. Voici ce que dira Scheller [1]: « La forte propension des femmes à médire du prochain par besoin de s’exprimer est à la fois symptôme de ressentiment et procédé d’autothérapeutique. Mais si la femme est plus particulièrement exposée au danger du ressentiment, c’est que, dans l’activité essentielle de sa vie, c’est-à-dire dans son amour naturel pour l’homme, la situation que lui attribuent la nature et les mœurs, d’être celle que l’on recherche, comporte précisément ce double caractère de réaction et de passivité ».
David Hume (1748) évaluait le concept du ressentiment à partir de la notion de rareté et d’égoïsme comme conditions de justice. L’égalité sociale à peine ébréchée dans nos sociétés est perçue comme une injustice. Les personnes inégalement traitées, peuvent éprouver du ressentiment les poussant à aller jusqu’à la vengeance envers ceux qui les auraient fait souffrir. L’impuissance ressentie peut être sublimée et refoulée entravant tout passage à l’acte contre son auteur. Seul, le sujet armé de pouvoir et volonté se sent dans la capacité de faire valoir ses intérêts.
Ensuite, l’intensité d’un ressentiment est fonction de ce qui lui a donné naissance et qui l’a entretenu. Un ressentiment pimenté à partir d’un sentiment d’injustice exprimera davantage une puissance d’agir qu’un désespoir.
Les déclinaisons du ressentiment en tant que passion triste, sont nombreuses et s’articulent autour de : désir de vengeance, la punition, la frustration, de l’aliénation, l’indignation, de la colère, l’hostilité, l’amertume, la haine, le dégoût, le mépris et la vengeance.
Les théories les plus importantes de l’émotion ont essayé de comprendre les émotions de base, c’est-à-dire celles qui sont universelles.
Le ressentiment ne relève pas d’une émotion primaire mais d’une émotion tertiaire. Selon Warren D. TenHoutens, la définition et l’expression du ressentiment varient d’une culture à l’autre.
Neurobiologie de l’émotion
Les émotions sont des instruments d’évaluations d’une situation qui favorisent l’adaptation et la survie. Celles-ci sont connectées à différentes zones géographiques du cerveau. Citons en exemple la colère qui détenant une liaison avec l’hippocampe droit et les faces latérales du cortex préfrontal et insulaire. La colère est une émotion servant de signal pour déclencher une réaction adaptative préparant le corps au combat grâce à l’action du nerf parasympathique. Le cœur va accroitre son rythme, les muscles vont se contracter, la pression sanguine va augmenter…
Qu’en est-il du ressentiment ?
Comment expliquer, dans le cas du ressentiment, l’absence physique de réaction, alors qu’il décline lui- même de la colère ?
Différemment, de la colère et de la rage, le ressentiment est une réaction passive, en raison de la neutralisation de l’affect qui la précède. L’injonction d’aller au combat émise par la colère, va être gelée par l’action du nerf parasympathique allant exercer une fonction d’engourdissement. C’est ainsi, que cette neutralisation expressive du ressentiment, exerce un contrôle des sentiments négatifs ressentis par le corps.
Cette double activation du système nerveux autonome produit un clivage pouvant être l’explication de cette divergence des intentionnalités.
Comment le cerveau développe-t-il un apprentissage ?
Partons de la valence. La valence fait référence à une valeur associée à un stimulus, elle-même se rapportant à une variation entre deux extrémités. Exemple : agréable/désagréable ou attirant/ aversif.
Chaque expérience possède sa propre valence en termes de réaction positive ou négative. Si de la joie est ressentie, elle sera liée à une activation de certaines zones du cerveau avec une valence positive. Plus la joie se prolonge dans sa durée et son intensité, plus les neurones affectés d’une valence positive, vont faire croire cette valence.
Un apprentissage va se développer et le cerveau va automatiser la réponse à partir d’une compilation de cette valence. Dès lors que des stimuli comparables opéreront, le mode de réaction approprié ayant été acquis, sera activé.
C’est ainsi que le cerveau humain développe et mémorise des apprentissages et met en place des programmes d’attitudes adéquats.
En termes d’activité cérébrale, nous pouvons supposer que chaque fois que nous éprouvons du ressentiment, le cerveau limbique est stimulé et revivons la charge émotionnelle qui était déjà stockée sous la forme d’une accumulation de colère se traduisant par une valence négative de plus en plus importante. Ce programme sera déclenché par la stimulation de l’une des émotions concernées par le ressentiment. Toute une chaine neuronale très dense va s’activer pour émettre une succession de sentiments négatifs : désagréable, indésirable, blessant etc.
Adaptation
Selon certains évolutionnistes, les émotions ont évolué pour jouer divers rôles adaptatifs et pour servir de sources biologiques vitales au traitement de l’information.
Le ressentiment, en tant que mécanisme de protection, peut être compris comme une stratégie efficace pour empêcher le système nerveux autonome de se déréguler de manière permanente.
Comme nous l’avons déjà mentionné, la suppression de l’expression de l’affect est un aspect de la régulation émotionnelle. En partant du fait que le déclenchement du ressentiment suit l’activation de la colère. Or, cette derrière déclenche une préparation au combat ou à la fuite, à moins qu’elle ne soit neutralisée par un sentiment d’impuissance, c’est-à-dire celui de constater que le combat ou la fuite ne peuvent être envisagés en l’état actuel, ce peut être par constat d’infériorité.
Ainsi, garder rancune, peut-être la voie du compromis servant temporairement à préserver sa propre sécurité. En même temps ce laps de temps est mis à profit pour mettre en place une stratégie visant à surmonter cette impuissance traduite notamment par un assujettissement. Ce mécanisme constitue une meilleure économie, lorsqu’il est mis en comparaison avec le traumatisme, qui constitue une autre stratégie de défense.
Ainsi se développe le traumatisme :
Après un trauma, le cerveau se met en mode automatique et réagit à tout stimulus rappelant l’événement traumatique (trauma) ou la cause de la peur afin de s’assurer que le sujet ne puisse pas succomber de nouveau. Le cerveau revit l’évènement et les émotions qui s’y rapportent. L’incapacité à se défendre, s’apparenterait à une défaite.
Lors d’un trauma, ne pas pouvoir se défendre et se sentir impuissant active une défense énéergivore à partir de laquelle le système s’immobilise et s’effondre. Si, en dépit de ce bouclier érigé, le sujet demeure dans l’incapacité d’aller vers une résilience, le trauma se transforme en traumatisme. D’où, il en résulte une réminiscence systématique de l’évènement et des émotions.
Le ressentiment en tant qu’expression latente d’un désir de combat, notamment par acte de vengeance, fait obstacle au traumatisme qui est une attitude passive consistant au repli sur soi, une sidération. Tandis que du traumatisme, résulte une représentation de défaite, d’impuissance et de subordination, le ressentiment, n’est pas l’expression d’une défaite mais d’un mode combat mis en veille, n’attendant que l’instant propice pour se mettre en scène une colère.
C’est un mode de défense alternatif, servant d’une part, de rempart contre l’écroulement, d’autre part, de préparation à une offensive, toujours en mode silencieux.
Dans le champ neurobiologique, lutter contre sa propre défaite, consisterait à contenir l’arrêt d’une grande partie des fonctionnalités du corps et maintenir la sauvegarde de sa vitalité.
Ces mécanismes sont énergivores dans leur ensemble, même si certains le sont moins que d’autres.
Les personnes emplies de ressentiment sont gouvernées par leurs émotions, qu’elles soient conscientes ou inconscientes. Dans la mesure où elles favorisent le mouvement, elles pourraient impulser le passage à des actes violents voire criminels.
Paradoxalement, s’évertuer avec acharnement à surmonter une subordination est en même temps subordination en tant que telle.
Par ailleurs, si l’objectif de représailles n’est jamais atteint, le sujet peut être submergé par un sentiment de défaite, alors qu’il cherchait à l’éviter. La mise en activation de mécanismes de défenses intenses du système nerveux autonome, pourraient déclencher un traumatisme ou encore une pathologie comme la dépression.
Si, c’est notamment la peur de l’abandon qui aurait pu déclencher une colère et c’est le ressentiment qui s’est exprimé par impuissance, alors le sujet sera précipité dans l’isolement et la déconnexion.
Que faire ?
Le ressentiment active les passions tristes, celles qui réduisent voire annihilent la puissance d’agir. Le dépasser, c’est d’abord le déconstruire et trier les pigments qui le composent. Le refouler, n’est pas le dépasser. Que reste-t-il ? Une sublimation, une résilience. Une façon de redonner une seconde vie à ces pigments, en les dédiant à un usage plus en adéquation avec les désirs qui nous réconcilient avec notre existence. C’est une forme de recyclage personnalisé avec une intensité variable et adaptée, sans jamais omettre que ce qui est entrepris est supposé nourrir la vie qui vaut d’être vécue.
Références
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[1] L’homme du ressentiment