Un mythe mélanésien disait ceci : «tout homme est tiraillé entre deux besoins. Le besoin de la pirogue, c’est-à -dire du voyage, de l’arrachement à soi-même, et le besoin de l’arbre, c’est-à -dire de l’enracinement, de l’identité. Les hommes errent constamment entre ces deux besoins en cédant tantôt à l’un, tantôt à l’autre jusqu’au jour o๠ils comprennent que c’est avec l’arbre qu’on fabrique la pirogue.’’
L’arbre incarne une symbolique largement usitée depuis la nuit des temps. Symbole de vie dans une évolution perpétuelle dont la verticalité la caractérise. Sa cyclicité rappelle celle de l’évolution cosmique telle que la mort et la régénérescence. On ne saurait parler de l’arbre sans en sonder les racines souterraines et en ce sens sa verticalité s’étend dans deux directions opposées : vers le haut et vers le bas, comme un trait d’union entre le ciel et la terre.
Il possède une figure centrale au point que l’arbre du monde est un synonyme de l’axe du monde (axis mundi). En tant qu’axe, il est la voie naturel d’un chemin ascensionnel à travers lequel on passe du visible à l’invisible, du sensible, à l’insaisissable.
Son enracinement dans l’antre abyssale de la terre, lui permet de résister à nombre de tempêtes. L’arbre fait figure de constance, de solidité, qu’il n’est pas aisé de délogé. Ainsi en est-il de l’individu qui ne né pas tabula rasa et dont l’identité profonde à l’instar du rhizome, se loge aux confins de l’humanité la plus reculée. L’arbre est porteur d’une forme de constance, de pérennité mais aussi de vie, ainsi que le pensaient les maoris[1], si on devait le personnifier, on aurait dit de lui qu’il est rassurant.
La pirogue quant à elle, est un moyen de locomotion permettant de naviguer à travers les fleuves, les mers et les océans. Elle nourrit le rêve, par ses voyages sans fin au pays de la découverte et de la liberté. Elle conduit le voyageur hors de ses contrées, comme l’individu qui s’arrache à lui-même pour s’échapper et rompre avec ce qui le hante et enfin percevoir autre chose.
Seulement voilà , l’arbre n’est jamais loin de la pirogue, son essence est même en elle. Qui aurait permis ce flottement si l’arbre n’avait pas existé ? N’est-ce pas avec son bois qu’a été bâtie cette embarcation ? Ainsi, l’arrachement à soi ne devient possible qu’au moyen de notre identité, c’est avec elle que nous voyageons et nous nous découvrons. Nous sommes souvent tentés de les séparer, lorsque cette identité devient pesante, lorsqu’elle retentit au point de nous sentir étouffé, opprimé, hanté et n’aspirons à ce moment qu’à nous fuir. C’est en ce sens qu’ils s’opposent, et devenons alors le théâtre de leurs conflits. Alors, oui la pirogue devient subitement utile, car elle nous permet de nous changer les idées, sauf que changer ses idées c’est en adopter d’autres elles-mêmes imprégnées d’une part de nous-mêmes.
De là que nous nous apercevons que la pirogue ne nous permet de naviguer qu’à l’intérieur de nous-même, voyage qui n’est pas des moindres.
[1] peuple d’origine polynésienne en Nouvelle Zélande